L’étude de l’émergence de la thématique l’économie sociale et solidaire en Tunisie postrévolutionnaire fait écho à la conjoncture socioéconomique existante, marquée principalement par un état d’impasse du modèle de développement mis en place et son incapacité à répondre aux grandes problématiques économiques et sociales et aux attentes des tunisiens de façon générale.
En réalité, cette conjoncture semble attribuer au projet d’ESS des missions à accomplir conséquentes et amplifiées, il s’agit de remédier aux diverses problématiques que connait la Tunisie, conséquences de l’ensemble des politiques libérales appliquées depuis les années soixante-dix. Un défi démesuré qui influe sur l’orientation que prend le projet en Tunisie.
En effet, la conjoncture actuelle de la Tunisie postrévolutionnaire représente un facteur central dans la détermination du sens de l’évolution éventuelle de la thématique de l’économie sociale et solidaire. C’est dans cette mesure qu’on assiste à l’apparition des processus de récupération et d’instrumentalisation de l’économie sociale et solidaire de la part des différents acteurs locaux (les pouvoirs publics) et internationaux (les projets de coopération internationale). Paradoxalement, c’est ce processus de récupération et d’instrumentalisation qui contribue au blocage de l’évolution de cette thématique et de l’ancrage de son identité alternative et politique.
Par ailleurs, la construction du projet d’économie sociale et solidaire est contrainte en grande partie par un historique peu connu et analysé : il s’agit de l’échec de l’expérience coopérativiste menée par les pouvoirs publics durant les années soixante. La mauvaise impression laissée par cette expérience a contribué à l’émergence d’un état de méfiance et de rejet de tout ce qui relève de la coopération et de l’action collective. Cette réticence a engendré un rejet de plus en plus accru des valeurs de l’économie sociale et solidaire.
Par conséquence, la relecture de l’expérience coopérativiste ainsi que de ses retombées s'impose afin d’identifier ses défaillances, évaluer ses impacts et enfin de retracer les pistes de construction futures du projet de l’économie sociale et solidaire en Tunisie.
L’objet de cet essai est de retracer la trajectoire de la thématique de l’économie sociale et solidaire en Tunisie, tout en étudiant l’impact des expériences historiques dans son évolution. Il est aussi question de discuter des grandes caractéristiques de l’émergence de cette thématique en Tunisie postrévolutionnaire, à savoir les processus d’instrumentalisation et de greffe.
La culture de la solidarité, d’entraide et de travail collectif en Tunisie est une pratique ancestrale. Elle fait partie de l’ensemble des coutumes, traditions et patrimoine local. Les pratiques solidaires ont toujours été considérées comme une alternative sociétale qui permet la réalisation du bien-être collectif et de renforcer l’esprit communal et collectif.
L’exemple le plus représentatif des pratiques solidaires en Tunisie est celui de Twiza1. Il s’agit d’une pratique populaire de solidarité exercée dans plusieurs régions de la Tunisie et qui concrétise tout un patrimoine socioculturel ancien. En effet, la pratique Twiza représente une expression volontaire du recours au travail collectif, où le groupe serait au service de l’individu et vice versa. Cette pratique touche plusieurs aspects de la vie socioéconomique et va du travail agricole saisonnier (moisson, récolte…) à la finance solidaire tel que l’exemple de ‘’Farga’’2.
En termes d’analyse, l’importance accordée à la présentation de l’exemple de Twiza réside dans son ancrage populaire, que l'on pourra assimiler à une forme d’économie populaire qui s’articule autour de la valeur centrale de la solidarité. D’autre part, le débat autour de la légitimité d’affilier ces pratiques au champ de l’économie sociale et solidaire semble pertinent, compte tenu de leur aspect collectif, de leur impact socioéconomique et de leur finalité généralement alternative.
En effet, il s’agit de repenser le projet d’économie sociale et solidaire, son horizon et ses perspectives de façon à ce qu’il soit capable de représenter l’ensemble des initiatives solidaires populaires à l’échelle internationale et d’éviter qu’il ne soit uniquement limité à la conception et l’expérience occidentale.
Durant les quatre dernières décennies, on a assisté à une baisse générale des pratiques solidaires en Tunisie compte tenu de l’ensemble des mutations socioéconomiques et culturelles qu’a connues la société. Ce rabaissement peut être expliqué, d’une part, par les retombées de l’abandon de l’expérience coopérativiste et de ses effets manifestes dans le refus accru de tout ce qui est coopération et mutualité, au profit de la propagation des voies individualistes ; d’autre part, il est amplifié par le processus de libéralisation de l’économie tunisienne et le recours de plus en plus aux mécanismes et à la logique de l’économie du marché.
L’orientation officielle vers le libéralisme économique s’est accompagnée par un paradoxe central : il s’agit d’une part d’un désengagement progressif de l’Etat de sa fonction de régulation socioéconomique, et d’autre part à travers une monopolisation du concept de la solidarité par l’Etat lui-même. En réalité, ce paradoxe illustre la fuite en avant opérée par les pouvoirs public par le recours à la récupération- instrumentalisation de la solidarité afin d’acquérir une certaine légitimité politique ainsi qu’une tentative d’apaiser les effets douloureux de la libéralisation économique et sociale.
C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre et analyser la grande transformation dans le traitement du concept de solidarité en Tunisie. Car il s’agit du passage d’une solidarité à exercice généralement populaire portée par les citoyens et les communautés vers une solidarité instituée, cadrée et monopolisée par les pouvoirs publics et politiques.
Le processus d’institutionnalisation de la solidarité s’est manifesté à travers la création des organisations, des programmes et des fonds qui sont supposés apporter des solutions et des alternatives aux problématiques socioéconomiques afin d’appuyer et de soutenir les couches sociales défavorisées. A titre d’exemple, on peut citer la création de la caisse générale de compensation (CGC) dont le rôle consiste à la subvention de certains produits alimentaires de base, et le fond national de solidarité 26-26 qui a pour objectif de désenclaver les zones d’ombre, et enfin le programme national d’aide aux familles nécessiteuses (PNAFN).
En somme, l’expérience des programmes publics de solidarité a été marquée par une importante manipulation politique ainsi qu’une mauvaise gestion de fonds s’inscrivant dans des pratiques de corruption et de détournement de fonds. En effet, c’est en 2011 que la réalité du disfonctionnement des programmes de solidarité est devenue évidente et que la décision des pouvoirs politiques s’est orientée vers l’annulation de certains dispositifs tels que les fonds tels que le Fond National de l’Emploi 21-21 et le Fond de Solidarité Nationale 26-26.
Il est apparu clairement que la solidarité institutionnalisée n’était en réalité qu’un sédatif visant à atténuer les conséquences de la libéralisation économique, notamment sur les couches défavorisées et marginalisées. Or, en monopolisant le concept et en mettant en place des institutions et des programmes insuffisants, gangrénés par la corruption et complètement défaillants, l’Etat a non seulement échoué dans son objectif d’atténuation de la pauvreté, mais il a surtout attisé la méfiance envers les programmes publics de solidarité, et à travers cela, il a contribué à la dégradation de la valeur de la solidarité dans la société tunisienne.
La baisse des pratiques solidaires en Tunisie et par conséquent la dégradation de la valeur de solidarité a entravé l’évolution de l’économie sociale et solidaire en tant qu’expression des modes d’action collective, de l’entraide et de la coopération. Mais au-delà de la paralysie due au processus d’institutionnalisation de la solidarité, l’échec de certaines expériences affiliées à cette thématique a contribué à entraver l’évolution de l’ESS en Tunisie, notamment l’expérience coopérativiste des années soixante.
L’analyse de l’expérience coopérativiste tunisienne permet une meilleure connaissance du contexte socioéconomique accompagnant sa mise en place, l’identification des motifs de son abandon ainsi que la mise en lumière de ses retombées sur l’évolution de l’ESS en Tunisie. D’autre part, il y a intérêt à présenter et analyser les structures socioéconomiques héritées de cette époque telles que les sociétés mutuelles de services agricoles et les groupements de développement agricole, afin de comprendre leur degré d’affiliation au champ de l’économie sociale et solidaire.
Durant les premières années de l’indépendance, l’économie tunisienne était essentiellement basée sur le secteur agricole, celui-ci faisait face à plusieurs obstacles freinant son développement. On peut citer particulièrement les obstacles liées à la gestion du foncier agricole et à l’accès à la terre, notamment la problématique des terres collectives propriété des tribus qui demeurent non exploitées et le morcellement des terres agricoles qui constitue la cause majeure de la faiblesse de la production agricole.
Aux disfonctionnements du secteur agricole d’ajoutaient plusieurs autres difficultés dans les divers autres secteurs, conséquences directe de la perturbation des relations économiques avec l’ancien colon. La quête d’un modèle de développement permettant une nouvelle construction sociétale était donc, à l’ère de l’indépendance, une priorité absolue pour l’Etat naissant. A partir des années soixante, la Tunisie a mis en place une nouvelle stratégie de développement basée sur la dualité de la décolonisation et de la planification. Dans ce cadre, la politique coopérativiste dans le secteur agricole a été implémentée dans l’objectif de cadrer la restructuration et la décolonisation du secteur et en augmenter la productivité. Par l’emploi du terme de décolonisation, on témoigne d’un phénomène nouveau, comme l’affirme Ahmed Ben Salah : « Jusqu’à cette époque, le mot ‘’ décolonisation’’ n’existait pas dans l’usage économique. Il se trouvait que le plan s’appuyait sur cinq piliers dont le premier était ‘’ décoloniser ‘’, c'est-à-dire reprendre nos biens»3.
Au sujet de la planification, elle a été définie à travers la coexistence de trois secteurs complémentaires ; le secteur public, le secteur privé et le secteur coopératif. L’objectif de cette planification consistait à favoriser les organes étatiques pour influencer et coordonner les politiques économiques et financières du pays. C’est ainsi que dans le cadre du plan décennal de développement 1962-1971 que l’expérience du coopérativisme dans le secteur agricole a été mise en place et s’était inscrite dans une vision générale de décolonisation des terres agricoles.
La création des premières coopératives agricoles a eu lieu à partir de l’année 1962. Ce processus de constitution a été effectué autour des anciennes terres détenues par les colons et nouvellement gérées par l’Office des Terres Domaniales (OTD) en regroupant les petits et les moyens agriculteurs désirant adhérer à ces coopératives. A ce niveau, Ahmed Ben Salah affirme : « L’idée de créer ces coopératives était fondée sur divers principes. Il s’agissait d’éviter que les terres reprises aux colons ne soient réparties entre des agriculteurs individuels parce qu’il fallait résoudre les problèmes des superficies utiles. »4.
D’ailleurs, le processus de création des coopératives de production agricole a ciblé essentiellement les petits agriculteurs dont les exploitations ne dépassaient pas 3ha de surface, les moyennes exploitations et les terres domaniales. La logique était de rassembler les exploitations sous forme d’une coopérative agricole afin d’atteindre des superficies suffisantes et d’assurer une gestion collective plus efficace et plus productive.
D’autre part, la coopération était considérée comme un vrai outil d’émancipation et de justice économique et sociale. A ce sujet Ahmed Ben Salah affirme : « La coopérative était conçue comme une nouvelle aire, une nouvelle société dans laquelle il ne devait plus y avoir celui qui écrase et celui qui est écrasé»5.
En effet, si le projet coopératif a été considéré comme un outil d’émancipation pour les petits et les moyens agriculteurs, tout en leur permettant une amélioration de leurs situations socioéconomiques, il était en même temps perçu comme une vraie menace aux intérêts de l’aristocratie agricole de l’époque ainsi que pour certains clans politique au pouvoir en ce temps-là. C’est dans ce contexte qu’on mentionne l’émergence de toute une campagne de propagande politique qui assimile le projet coopératif à ‘’la collectivisation’’ et ‘’l’abolition de la propriété privée’’ dans une logique de pression visant l’abandon de cette expérience.
L’analyse de l’expérience coopérativiste ne devrait donc pas se limiter aux aspects socioéconomiques mais intégrer sa dimension politique, surtout qu’elle a été soutenue et implémentée directement pour le parti politique au pouvoir ‘’le Parti Socialiste Destourien’’. En réalité, le point de départ de l’abandon de l’expérience coopérativiste consiste en une décision politique parachutée : la promulgation d’une loi sur la généralisation des coopératives agricoles en 1969. C’est ainsi que les propagandes critiques du projet coopératif vont prendre toute leur ampleur, ce qui a contribué à l’apparition des mouvements de contestation contre ce projet, essentiellement dans la région de Sahel (les événements de Ouardanine).
Cette situation a favorisé la décision de l’abandon du projet coopératif et la diffusion d’un discours portant sur l’échec de cette expérience, ainsi, dès le début des années soixante-dix, la Tunisie revient à la logique libérale comme philosophie centrale du nouveau modèle de développement.
Les conséquences de l’abandon du projet coopératif (la version de l’échec) ont eu un impact socioculturel significatif, illustré par un repli individualiste et un refus progressif de tout ce qui incarne l’esprit collectif et commun. A ce niveau, il importe de citer que le terme ‘’coopérative‘’ est devenu synonyme d’échec dans la mémoire collective tunisienne. On mentionne aussi l’émergence de tout un état de méfiance à propos de l’expérience coopérativiste qui s’est manifesté dans l’apparition d’un nombre de proverbes populaires tel que « Echerka Terka », « S’associer c’est se ruiner ». En somme, une grande importance devrait s’accorder dans ce sujet sur la conception populaire autour des principes de la coopération ainsi que l’urgence de creuser davantage dans les pistes qui permettent une nouvelle réconciliation avec les principes de l’économie sociale et solidaire.
En termes d’analyse, l’abandon de l’expérience coopérativiste qui s’est accompagnée par une propagande politique partageant l’échec de cette expérience représente un facteur central dans la compréhension de la paralysie de l’évolution du projet de l’économie sociale et solidaire en Tunisie. Tout en accordant de l’importance à l’originalité de l’expérience coopérativiste au niveau de ses fondements, sa logique et ses finalités, il s’agit en même temps d’une expérience d’instrumentalisation des principes de la coopération ainsi qu’elle est assistée et imposée par le système politique de l’époque.
D’autre part, le bilan de l’abandon du projet coopératif était très lourd en matière de dégradation de la situation des groupements professionnels agricoles, notamment les sociétés mutuelles de services agricoles (anciennement les coopératives de production agricoles), ce qui a contribué davantage à la dégradation de la situation du secteur agricole et surtout celle des petits et des moyens agriculteurs.
Les sociétés mutuelles de services agricoles sont apparues suite à la loi numéro 94 du 18 octobre 2005. Cette nouvelle loi venait remplacer celle de 19 /63 du 27 mai 1963 : il s’agissait de la transformation de la formule des coopératives agricoles en des sociétés mutuelles de services agricoles.
En réalité, la loi du 18 octobre 2005, apporte deux grands changements qui constituent des revirements importants de la politique agricole :
d’une part le changement de nomination de ‘’ coopérative’’ vers ‘’ société mutuelle’ qui s’explique en partie par l’intention du législateur de dépasser la mauvaise réputation de l’expérience coopérativiste et encourager les agriculteurs retissant à y adhérer. ;
D’autre part, la limitation du champ d’activité de ces entités à la prestation de services agricoles et la suppression totale de l’activité de production agricole.
Selon des statistiques fournies par le ministère de l’agriculture, le nombre de sociétés mutuelles de services agricoles avait atteint 177 en 2012, se répartissant entre douze sociétés mutuelles de services agricoles centrales et 165 sociétés mutuelles de services agricoles de base.
Généralement, les sociétés mutuelles de services agricoles sont affiliées au champ de l’économie sociale et solidaire compte tenu de la nature de leurs statuts juridiques, ainsi qu’à leurs finalités en termes d’appui aux petits et moyens agriculteurs dans la prestation des services agricoles. Mais une telle affiliation reste controversée compte-tenu de la spécificité du contexte général influant le fonctionnement des sociétés mutuelles de services agricoles, et qui remet en question la légitimité de leur affiliation au champ de l’économie sociale et solidaire.
D’ailleurs, l’analyse du cadre juridique réglementant le fonctionnement des sociétés mutuelles montre la dominance d’une assistance publique envers ces entités qui réduit considérablement leur indépendance et limite leur autonomie. En effet, les sociétés mutuelles de services agricoles sont sous la tutelle de trois ministères, à savoir : le Ministère de l’Intérieur à travers la personne du gouverneur, le Ministère des Finances et le Ministère de l’Agriculture et des Ressources Hydrauliques.
En réalité, la diversité des pouvoirs de tutelle et leur ingérence dans la gestion et le fonctionnement des sociétés mutuelles de services agricoles rendent l’affiliation de ces dernières à aux formes d’économie sociale et solidaire difficile. Ceci se manifeste principalement à travers l’intervention, souvent autoritaire, des pouvoirs de tutelle dans le fonctionnement des sociétés mutuelles, ce qui annule des principes fondamentaux de l’économie sociale et solidaire tels que l’indépendance et l’autonomie de gestion au sein de ces sociétés mutuelles. A titre d’exemple, l’article 396 de cette loi déclare que les sociétés mutuelles de services agricoles de base sont sous le contrôle et la tutelle directe de la personne du gouverneur.
D’autre part, le contexte économique tunisien et l’orientation libérale qu’il a pris dès les années soixante-dix font apparaitre des facteurs déterminants dans la dégradation de la situation des groupements professionnels agricoles, notamment les sociétés mutuelles de services agricoles. En effet, modèle économique des sociétés mutuelles constitue lui-même un obstacle majeur empêchant leur consolidation et leur évolution à la fois quantitative et qualitative, et entrave sérieusement la réalisation de leurs missions de prestation de services agricoles au profit des petits et des moyens agriculteurs, et par conséquent, l’accomplissement de leurs finalités sociales de renforcement de ces acteurs.
Les facteurs déterminants de la faiblesse du modèle économique des sociétés mutuelles sont variés, nous pouvons en citer :
la faiblesse du taux d’adhésion estimé à 6%7 de l’ensemble des agriculteurs en Tunisie
le désengagement public de la l’implémentation des dispositifs d’encouragements et d’appui tels les primes d’installation, l’octroi d’un crédit bancaire de 300000 dinars durant les trois premières années d’installation et enfin une subvention de 40% sur l’investissement dans l’achat de matériel agricole
les difficultés d’accès aux ressources financière et l’absence d’institutions spécialisées dans le financement des sociétés mutuelles de services agricoles.
En somme, l’analyse de l’expérience coopérativiste ainsi que les structures professionnelles agricoles montre toute l’ambigüité à la considérer comme embryon de l’ESS Tunisie. Ce constat peut être vérifié principalement par les voies de récupération- instrumentalisation de la thématique de l’économie sociale et solidaire de la part des pouvoirs politiques telles que l’expérience coopérativiste, les politiques publiques vis-à-vis les groupements professionnels agricoles résumant le désengagement public en matière d’appui et d’encouragement et se limitant juste aux fonctions du contrôle et de tutelle autoritaire. En effet, l’ensemble de ces facteurs a favorisé le blocage de l’évolution de l’économie sociale et solidaire en Tunisie ainsi que la dégradation de la situation des structures affiliées à cette thématique, notamment les sociétés mutuelles de services agricoles. C’est ainsi que la relecture historique de la société tunisienne et l’analyse des mutations socioéconomiques, politiques et culturelles sont indispensables dans tout traitement futur de l’économie sociale et solidaire en Tunisie.
L’émergence nouvelle de la thématique de l’économie sociale et solidaire en Tunisie postrévolutionnaire s’exprime à travers une panoplie de visions et d’acteurs. Dans un contexte d’impasse socioéconomique, conséquence de l’échec de tout un modèle de développement généralement d’inspiration libérale, cette émergence a favorisé le recours à la thématique de l’économie sociale et solidaire comme un possible alternatif de la part de différents acteurs, notamment les pouvoirs publics ainsi que les acteurs de la coopération internationale. En effet, c’est dans cette conjoncture que le processus de récupération-instrumentalisation prend son ampleur dans l’analyse de la dynamique de l’économie sociale et solidaire ainsi que dans le diagnostic futur de son évolution.
La crise d’impasse de la situation socioéconomique en Tunisie postrévolutionnaire est expliquée en grande partie par l’état de dépendance politique et économique vis- à-vis les institutions financières internationales, tels que le fond monétaire international (FMI) et la banque mondiale. Cette dépendance s’est manifestée principalement par l’obligation de maintenir les anciennes politiques socioéconomiques libérales (le programme d’ajustement structurel) et le biais des financements conditionnés8.
En effet, la situation est paradoxale. Il s’agit de maintenir le même modèle de développement anciennement appliqué et qui a fait la preuve de son échec à travers le déclenchement du processus révolutionnaire en Tunisie, tout en partageant en même temps un discours portant sur la nécessité et la légitimité de répondre aux revendications sociales et économiques jugées comme étant les conséquences de la faillite du modèle économique déjà mis en place.
D’ailleurs, c’est dans cette vision qu’on peut comprendre la nouvelle vague d’instrumentalisation de l’économie sociale et solidaire à partir de 2012, notamment de la part des pouvoirs publics. Le recours au concept de l’économie sociale et solidaire n’était en réalité qu’une manifestation du désengagement des pouvoirs publics de leur responsabilité face aux grandes problématiques socioéconomiques tels que le chômage et la pauvreté. Cette logique s’appuie sur l’idée de préserver fond libéral du modèle de développement existant, poursuivre la libération de l’économie et reléguer la responsabilité de la résolution des grandes problématiques socioéconomiques aux acteurs de l’économie sociale et solidaire.
C’est dans cette perspective qu’on assiste en 2012 aux premières formes d’instrumentalisation de l’économie sociale et solidaire à travers le projet de loi sur les Entreprises Solidaires9 porté par le Ministère de l’Emploi et de la Formation Professionnelle (MEFP). Orienté essentiellement vers la lutte contre le chômage des diplômés, le fond de ce projet consiste à la création d’emploi à travers le dispositif des structures dites ‘’entreprises solidaires‘‘.
Selon les déclarations du Ministère de l’Emploi et de la Formation Professionnelle, la logique de ce projet consiste en un financement sous forme de crédit bancaire accordé par la banque tunisienne de solidarité (BTS), plafonné à 50000 dinars et à faible taux d’intérêt et dont les porteurs de projets auraient des contributions égales dans le capital de constitution. La forme juridique de ces entreprises est le statut d’une société à responsabilité limitée (SARL).
Il importe de mentionner que la formulation de ce projet de loi a été réalisée selon une approche centralisée de la part du ministère tout en excluant le vrai public cible, notamment les diplômés chômeurs ainsi que l’Union des Diplômés Chômeurs (UDC), leur structure représentative officielle. En outre, la logique du MEFP consiste en une adaptation du concept de l’économie sociale et solidaire, quoique limitant la présence de ce dernier en un instrument d’autocréation d’emploi tout en vidant ce concept de ses principes fondamentaux, tels que la finalité socioéconomique, la voie alternative, la démocratie interne ainsi que le recours vers la formule d’un statut juridique d’entreprenariat classique notamment les SARL. Enfin, il reste à préciser que depuis 2012, date d’apparition de cette loi, ce projet d’entreprises solidaires ne s’est pas encore concrétisé.
Autre que le projet des entreprises solidaires, l’économie sociale et solidaire était le sujet d’intérêt d’autres acteurs publics notamment le Ministère de Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale (MDCI) dans le cadre du plan quinquennal de développement 2016-202010. Selon une note d’orientations stratégiques11 publiée par le ministère, l’économie sociale et solidaire est considérée comme étant un tiers secteur complémentaire des deux autres secteurs, privé et public. D’autre part, l’économie sociale et solidaire est définie dans ce contexte comme étant un outil permettant de lutter contre certains problèmes socioéconomiques tels que la pauvreté, le chômage et l’exclusion.
En effet, l’orientation du MDCI vers la thématique de l’économie sociale et solidaire représente une forme d’instrumentalisation, dans la mesure où il s’agit de déléguer la responsabilité d’agir sur les différentes problématiques socioéconomiques, aux acteurs de l’économie sociale et solidaire sans questionner ou réviser le fond du modèle de développement mis en place.
Dans la version du plan quinquennal du développement 2016-2020 on retrouve aussi un processus immature d’institutionnalisation de l’économie sociale et solidaire, marqué par la complexité des aspects juridiques, financiers et conceptuels. Enfin, on note la marginalisation du rôle de certaines structures d’économie sociale et solidaire telles que les sociétés mutuelles de services agricoles lors des rencontres régionales et locales pour l’élaboration des recommandations du plan quinquennal de développement.
L’instrumentalisation de l’économie sociale et solidaire est une manifestation d’un processus de récupération des concepts et des thématiques qui s’inscrit dans une logique visant bricoler des réponses au dysfonctionnement du système libéral et à ses crises cycliques et structurelles, sans repenser le fond même et la logique de ce système.
Outre les pouvoirs publics, on assiste aussi à l’intervention d’acteurs internationaux dans ce processus, à savoir ceux de la coopération internationale. En effet, l’activité de la coopération internationale en Tunisie s’est renforcée à partir de 2011 compte tenu de la libération de nouvelles marges d’intervention et du processus de démocratisation mis en marche. L’intervention des acteurs de la coopération internationale s’inscrit dans une logique du renforcement du ‘’processus de transition démocratique en Tunisie‘’, tout en bénéficiant des opportunités de financement très importantes afin de mettre en place des projets de coopération appuyant cette ‘’transition’’.
La logique de l’intervention des acteurs de la coopération internationale au sujet de l’économie sociale et solidaire en Tunisie renvoie à une discussion centrale de la problématique de l’import-export des concepts et des terminologies. D’ailleurs, il s’agit d’un transfert du concept de l’économie sociale et solidaire adapté et cadré suivant les logiques dominantes des acteurs de coopération internationale. C’est ainsi qu’on peut affilier ce transfert à un processus de greffe de la thématique de l’économie sociale et solidaire négligeant souvent les spécificités socioéconomiques et culturelles des pays sujet d’intervention.
En effet, les manifestations du processus de greffe se traduisent principalement au niveau de la conception de l’économie sociale et solidaire, une conception fréquemment limitée à un simple créneau générateur d’emploi tout en négligeant totalement ses dimensions politiques et alternatives. C’est ainsi qu’on assiste à une émergence et une diffusion de plus en plus accrue du concept d’entreprenariat social au détriment de celui de l’économie sociale et solidaire.
La logique de l’entreprenariat social consiste en une récupération du fond de l’économie sociale et solidaire et dont l’importance serait accordée principalement aux possibilités de portée individuelle d’une initiative économique au détriment de la portée collective d’une part, et d’autre part que le privilège serait réservé à la définition du modèle économique rentable tout en négligeant la centralité de la finalité sociale et sociétale du projet.
Parmi les mécanismes assurant le processus de la greffe on peut citer la détention majoritaire des fonds financiers de la part des acteurs de la coopération internationale, ce qui implique nécessairement la définition de la nature des approches, des visions et des thématiques traitées à propos de l’économie sociale et solidaire. De plus, on peut situer aussi le recours vers l’expertise internationale en matière de l’économie sociale et solidaire lors des cycles de sensibilisation et de formations réalisées dans le cadre des projets de la coopération internationale. En effet, cette expertise, souvent ne possédant pas le savoir nécessaire ni les compétences d’analyse de la réalité socioéconomique et culturelle du pays d’intervention, contribue de façon directe dans l’alimentation du processus de la greffe tout en s’appuyant sur les visions et les expériences des pays d’origine (souvent les pays du Nord) ce qui affaiblit et menace les possibilités d’un vrai encrage de la thématique de l’économie sociale et solidaire dans la spécificité locale.
Par ailleurs, on mentionne l’intervention de certains acteurs de la coopération internationale dans le processus d’institutionnalisation de l’économie sociale et solidaire en Tunisie tel que le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD)12 ainsi que d’autres structures européennes13 en tant que des expériences de références. Cette implication des acteurs internationaux a pris lieu dans le cadre du Ministère de Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale (MDCI) ainsi que l’initiative de la centrale syndicale (UGTT) pour l’élaboration des projets d’institutionnalisation de l’économie sociale et solidaire en Tunisie.
Enfin, le traitement du sujet de l’instrumentalisation et le processus de greffe nous renvoie à discuter principalement des perspectives de développement de la dynamique de l’économie sociale et solidaire en Tunisie compte tenu de sa nouvelle émergence ainsi qu’à la faiblesse de ses vrais acteurs, tels que les associations, les sociétés mutuelles de services agricoles (SMSA) et les groupements de développement agricoles (GDA). D’autre part, on s’interroge sur la pertinence et la représentativité d’un projet d’économie sociale et solidaire institué et généralement influencé et orienté vers des visions et des approches qui ne prennent pas en considération les spécificités et les revendications locales.
En termes de réflexion, il s’agit de se questionner sur l’identité du projet d’économie sociale et solidaire ainsi que des perspectives de son immunisation contre les différentes voies d’instrumentalisation et de récupération afin qu’il garde toujours son horizon et son ancrage humain et alternatif.
L’analyse de la dynamique de l’économie sociale et solidaire en Tunisie est généralement conditionnée par une meilleure compréhension du facteur historique et culturel comme un outil indispensable dans la future construction et réussite de ce projet. En effet, la présentation de l’expérience coopérativiste et ses conséquences dans le blocage de l’évolution naturelle de l’économie sociale et solidaire en Tunisie nous permettra une meilleure conscience de la centralité du facteur historique ainsi que l’urgence d’une relecture historique nous permettant de se réconcilier avec un passé, une expérience et un concept peu connus et partagés. En somme, l’échec de l’expérience coopérativiste n’est pas forcément synonyme de l’échec ni des principes de la coopération ni de l’économie sociale et solidaire, mais plutôt l’échec d’une expérience d’instrumentalisation immature centralisée par le pouvoir politique de l’époque.
En effet, la présentation du cas tunisien est exemplaire à une projection générale du projet de l’économie sociale et solidaire dont la problématique centrale réside dans la redéfinition de son identité et le maintien de ses perspectives essentiellement humaines et alternatives.
C’est dans cette dimension où le débat autour des voies de récupération et d’instrumentalisation de la thématique de l’économie sociale et solidaire prend son ampleur, à savoir les conséquences engendrées qui risquent de détourner le fond historique, politique, alternatif et humain de ce projet.
En conséquence, il s’agit ici de rediscuter l’identité du projet d’économie sociale et solidaire, ses fondements et ses perspectives de façon à ne pas limiter cette thématique en un créneau d’autocréation d’emploi et comme outil manipulé par le libéralisme économique. C’est ainsi que les perspectives d’une meilleure construction de ce projet en Tunisie seront plus claires et plus concrètes.
Le plan national de promotion des sociétés mutuelles de services agricoles, Ministère de l’Agriculture, 2012
Lettre d’intention, Mémorandum de politique économique et financière et Protocole d’accord technique, le 24 mai 2013
Noura Borsali, livre d’entretiens avec Ahmed Ben Salah, Samed éditions, Mars 2008,
Notes d’orientations stratégiques du plan quinquennal de développement 2016-2020
Plan quinquennal de développement 2016 – 2020 de la république tunisienne
Projet de loi sur les entreprises solidaires, Paru le 16 octobre 2012 selon le décret de loi N 2012 23-69
Texte de loi des sociétés mutuelles de services agricoles, 18 octobre 2005
1 A consulter le lien : http://www.parole-sans-frontiere.org/spip.php?article108
2 La pratique ‘’Farga’’ consiste à ce que l’individu appartenant à une tribu en cas de besoin et en particulier en cas de difficulté financière pour cause majeure, peut faire appel aux membres de la tribu pour lancer une collecte de fonds afin de venir en aide à la personne en besoin
3 Noura Borsali, livre d’entretiens avec Ahmed Ben Salah, Samed éditions, Mars 2008, page 90
4 Noura Borsali, livre d’entretiens avec Ahmed Ben Salah, Samed éditions, Mars 2008, page 101
5 Ibid, page 105
6 A consulter les articles 4, 39,40 et 41 de la loi du 18 octobre 2005
7 Ministère de l’Agriculture, le plan national de promotion des sociétés mutuelles de services agricoles, 2012
8 Lettre d’intention, Mémorandum de politique économique et financière et Protocole d’accord technique, le 24 mai 2013
9 Paru le 16 octobre 2012 selon le décret de loi N 2012 23-69
10 Plan quinquennal de développement 2016 – 2020, à consulter le site du Ministère de Développement et de la Coopération Internationale : http://www.mdci.gov.tn/
11 Notes d’orientations stratégiques, disponible sur le site : http://www.mdci.gov.tn/
12 Le PNUD finance l’élaboration d’une étude sur les potentiels d’économie sociale et solidaire en Tunisie en partenariat avec le MDCI
13 Les chambres régionales d’économie sociale et solidaire (CRESS) au sujet de l’initiative d’élaboration d’un cadre juridique de l’économie sociale et solidaire portée par l’union générale des travailleurs de Tunisie (UGTT)